Cash Investigation : incompétence ou malhonnêteté ?

Publié par le 24 Jan, 2018 dans Blog | 0 commentaire

Cash Investigation : incompétence ou malhonnêteté ?

Comme vous, j’ai beaucoup plus de sympathie pour les petits éleveurs producteurs de lait que pour les centrales d’achat de la grande distribution.

Mais ce n’est pas une raison suffisante pour cautionner un travail journalistique qui donne dans le populisme le plus primaire au lieu de s’en tenir aux faits !

Je vais relayer, en le résumant, un article paru sur le site de l’Institut de Recherches Economiques et Fiscales (IREF), un article qui dénonce un des derniers numéros de Cash Investigation animé par Elise Lucet dont le thème était :

« Produits laitiers : où va l’argent du beurre ? »

N’oublions pas que c’est avec notre redevance qu’est produite cette émission dite « de service public » et, qu’à ce titre, nous avons un droit de regard sur le contenu des émissions, notamment sur leur impartialité.

Alors que la société Lactalis est éclaboussée par une affaire sanitaire et que certains producteurs se restructurent difficilement avec la fin des quotas laitiers, Élise Lucet a offert aux téléspectateurs une véritable leçon de populisme journalistique. « Produits laitiers : où va l’argent du beurre ? », c’est le titre qu’a donné la journaliste de la télévision d’État à son reportage diffusé mardi dernier sur France 2. Tour d’horizon des raccourcis avec la réalité.

Lactalis : scandale du secret ou discrétion légitime ?

La première entreprise à être la cible des critiques du reportage est Lactalis, leader mondial de l’industrie laitière. La société est accusée de ne pas publier ses comptes alors que la loi l’y oblige.

Cette accusation présente deux erreurs :

  • Contrairement à ce qu’Élise Lucet fait dire au ministre de l’Agriculture qui semble mal connaître son dossier, la société n’est pas « au-dessus des lois ». En effet, le Tribunal de commerce de Laval, censé publier les comptes, fait face à un conflit d’intérêts à cause de son vice président qui est aussi un cadre dirigeant de Lactalis.
  • Une question de légitimité se pose. En quoi la publication des comptes d’une société devrait-elle être rendue obligatoire envers ceux qui ne détiennent pas de parts ? Les actionnaires peuvent vouloir rester discrets sur leurs opérations, notamment vis-à-vis de la concurrence.

Sodiaal : simplification ou tromperies sur les chiffres

La seconde entreprise à se retrouver dans le collimateur de Cash Investigation est la coopérative Sodiaal. Regroupant 20 000 éleveurs, elle est aussi l’un des leaders du marché français de la transformation. Présentant une minorité d’adhérents insatisfaits de la chute des prix répercutés par la coopérative, et sans montrer ceux qui ont su s’adapter, Élise Lucet tente de dénoncer le montage juridique mis en place par ce groupe et ses marques. Cette fois-ci, la société revendique la transparence avec ses adhérents. Sodiaal détaille les nombreuses confusions et les erreurs de chiffres dans un document en réponse aux allégations de Cash Investigation[2]. Parmi ses arguments :

  • Dénigrer la réalité du marché en caricaturant ses mécanismes de prix ne peut que travestir la réalité.
  • les adhérents insatisfaits des choix de la coopérative peuvent les dénoncer lors des élections internes et des assemblées générales. Ils ont la possibilité de quitter la coopérative, de vendre leur lait à un autre collecteur ou de créer leur propre coopérative.

Le fond du problème : le prix du lait

Après plusieurs dizaines d’années de dirigisme européen, le marché a été partiellement libéralisé par la fin des quotas laitiers. Les prix européens, jusqu’alors artificiellement surévalués par rapport aux cours mondiaux, maintenaient en activité bon nombre d’exploitations peu compétitives tout en pénalisant le pouvoir d’achat du consommateur.

Ignorant les éleveurs français qui ont réussi à prendre le tournant de la compétitivité, Cash Investigation présente un cas particulier pour le généraliser. La journaliste part à la rencontre d’un fermier qui détient 50 vaches. Il a fait un investissement en capital qui se révèle être un gouffre financier suite à la baisse des cours du lait. Présenter cet échec lié à une exploitation probablement trop petite pour le matériel investi ne justifie pas une généralisation à tout un secteur.

La journaliste aborde bien le cœur du problème relatif au prix du lait. Mais là encore, elle se fourvoie en présentant les évolutions des prix sans les corriger de l’inflation. L’IREF a donc refait les calculs en valeur réelle (sur la base des chiffres avancés par l’Observatoire des prix et des marges[3]). L’augmentation du prix du lait au détail entre 2001 et 2016 est alors beaucoup moins importante que celle de la valeur nominale (6 % au lieu de 22 %).

Nouvelle-Zélande : un biais productiviste et de nouvelles erreurs de calcul

Cash Investigation ne limite pas la caricature au cas français. La Nouvelle-Zélande est aussi visée. Ce gros exportateur agroalimentaire mondial démontre pourtant qu’il est possible d’allier la compétitivité à l’absence de dirigisme public et de redistribution forcée. La production agricole néo-zélandaise n’est quasiment pas subventionnée depuis les années 1980[9]. Les agriculteurs ont su se restructurer et agrandir leurs fermes pour faire des gains de productivité via des économies d’échelle. Les troupeaux du pays comptent 420 vaches laitières en moyenne[10], contre une cinquantaine de têtes en France.

Dans la ferme de M. Saunders, un système d’irrigation arrose une prairie qui permet de nourrir les vaches. Cash Investigation calcule le chiffre considérable de 2000 L d’eau nécessaire pour produire un litre de lait. Or ce calcul repose sur l’affirmation du fermier selon laquelle le système d’irrigation à pivot a un débit de 35 litres par seconde en fonctionnement. L’équipe de Cash Investigation a alors multiplié ce débit par le nombre de secondes dans une journée pour estimer la consommation totale, puis la consommation par vache et par litre de lait. Or l’arroseur ne fonctionne qu’une partie de la journée et certainement pas la nuit. Le résultat obtenu par ces mathématiciens en herbe est donc très surévalué, probablement plus du double, car calculé sur 24 heures d’arrosage continu.

Enfin, le reportage prétend que les agriculteurs néo-Zélandais sont très endettés, à hauteur de 50 milliards de dollars néo-Zélandais, soit 30 Md d’euros. Rapporté au cheptel, l’endettement s’élève à environ 4 600 €/vache[11 alors qu’en France, il est de 4000 €/bête environ. Donner le chiffre total de l’endettement pour « faire peur » sans prendre de recul relève simplement du populisme journalistique.

La conclusion (sévère !) de l’IREF

La liberté de la presse ne dispense ni de contradicteurs ni d’honnêteté intellectuelle. Entre approximations et erreurs grossières, les éleveurs n’avaient pas besoin d’un tel populisme journalistique. Sans vouloir minimiser la situation désastreuse du secteur, l’IREF estime que le sujet aurait dû être traité avec beaucoup plus de sérieux et de rigueur. Il serait souhaitable qu’Élise Lucet, dont le salaire est payé par le financement forcé de la redevance audiovisuelle publique (25 000 €/mois) fasse des excuses publiques et rétablisse la vérité. Elle pourrait aussi embaucher un mathématicien et un expert-comptable.

Attaché à une liberté inconditionnelle de la presse, l’IREF milite pour la privatisation de France Télévisions[13]. Cela permettra au contribuable de choisir librement quel média il souhaite financer, et a fortiori, de ne pas subventionner l’incompétence et la malhonnêteté intellectuelle d’Élise Lucet et de son équipe.

Notes

[1Europe 1, Lactalis : un exercice de transparence tout relatif, 15/01/18
[2Sodiaal, La coopérative Sodiaal répond aux allégations de l’émission Cash Investigation, 17/01/18
[3Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires, Décomposition du prix au détail en GMS du lait 1/2 écrémé UHT (annuel), consulté le 17/01/18
[4Le Figaro, L’Autorité de la concurrence épingle le cartel du yaourt, 24/02/15
[5Courrier picard, Trois ans après, où en sont les Mille vaches ?, 30/11/17
[6Commission départementale d’orientation agricole
[7Schéma directeur départemental des structures
[8Société d’aménagement foncier et d’établissement rural
[9Liberale Institute, Agricultural Reform in New Zealand, 2010
[10DairyNZ, New Zealand Dairy Statistics, 2016
[116,5 millions de têtes pour le l’élevage laitier néozélandais, StatsNZ
[12Hors compte courant associé, d’après Agreste, Résultats économiques des exploitations en 2016
[13IREF, Les dérives de France Télévisions – La Cour des Comptes confirme l’analyse de l’IREF, 08/11/18

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