Le statut … Voilà l’ennemi !

Publié par le 28 Jan, 2019 dans Blog | 0 commentaire

Le statut … Voilà l’ennemi !

Il n’y a pas que le pouvoir d’achat ou le mépris des élites pour le peuple qui ont motivé cet incroyable mouvement des Gilets jaunes.

Il n’y a pas que les inégalités entre les riches et les autres qui ont entrainé cette jacquerie.

Elles sont moins présentes dans les médias mais les inégalités et discriminations attachées au statut des différents travailleurs pèsent aussi pour beaucoup dans la colère des Français.

C’est le sujet d’une tribune de Chantal Delsol, parue dans Le Figaro Premium :

La réponse aux “gilets jaunes” ?
L’impératif d’une même règle pour tous

Crédits photo : XAVIER LEOTY/AFP

La concorde ne sera rétablie que si les mêmes principes s’appliquent à tous les Français en matière de travail, de retraite et d’avantages sociaux, argumente le professeur de philosophie politique *.

On a l’impression de ne pas bien comprendre au juste ce que veulent les «gilets jaunes», ni pourquoi le mouvement continue alors que le gouvernement a déjà concédé beaucoup et fait des efforts en termes de concertation. Pourtant, un mouvement de cette ampleur, aussi durable et aussi profond (appuyé par une majorité de la population), ne doit rien au hasard ni au caprice. Il vient de loin, et Emmanuel Macron hérite probablement aussi des négligences de ses prédécesseurs. Il est alarmant, parce que c’est un drame social qui révèle des fractures de longue date, bien installées dans le paysage, et mortifères.

On peut s’étonner de voir les occupants des ronds-points réclamer la justice sociale, le partage, davantage d’égalité entre les plus riches et les plus pauvres. La France est sans doute le pays du monde où il y a le plus de redistribution. Plus de la moitié de la population (ce qui est énorme) n’y paye pas d’impôts sur le revenu. Tous les habitants, citoyens ou non, y bénéficient de l’école gratuite, de la santé gratuite et de toutes sortes d’autres services qu’il serait trop long d’énumérer. Beaucoup de citoyens du monde rêveraient d’être français. Alors on pense au syndrome de Tocqueville: plus votre société est égalitaire, plus vous ressentez la moindre inégalité comme insupportable.

Il faut pourtant aller plus loin. L’inégalité qui engendre la révolte n’est pas seulement celle du porte-monnaie, mais celle des statuts. Des avantages. Des sécurités. Des préséances. Disons-le: des privilèges. On dirait bien que la société des réseaux sociaux a révélé l’ampleur des corporatismes. C’est là que s’incarne le mépris de classe. C’est là que surgissent le malaise et les revendications.

Car la France n’est pas seulement un pays monarchiste, où le présidentialisme ne cesse de s’accroître au détriment du gouvernement et des assemblées, et où le président vient d’arracher aux collectivités locales la dernière autonomie qui leur restait: la possibilité de lever un impôt, en l’occurrence la taxe d’habitation. La France est de surcroît un pays dans lequel un quart des habitants bénéficient de régimes corporatistes, obtenus au fil des 75 ans qui nous séparent de la guerre et grâce notamment aux Trente Glorieuses. Les avantages de ces systèmes sont parfois exorbitants, toujours intéressants, en tout cas intouchables et dissimulés. Le premier avantage, et non le moindre, étant l’emploi garanti.

Les bénéficiaires des corporations travaillent souvent moins, voire beaucoup moins que les autres, ne risquent pas le licenciement et bénéficient de protections de tous ordres. Le sommet de ce système étant la classe mandarinale, qui, ayant réussi un concours vers l’âge de 25 ans, reçoit de l’État un salaire à vie avec tous les avantages attenants, même hors périodes de travail. Depuis le tournant du XXe au XXIe siècle, cette classe est devenue une caste – les chiffres montrent depuis cette période que contrairement à ce qui se passait auparavant, il faut désormais être fils de mandarin pour avoir vraiment des chances de le devenir soi-même. La révolte des «gilets jaunes» face au salaire de Mme Jouanno était la partie émergée d’un iceberg.

L’autre caractéristique de ces corporatismes, c’est le secret: ils sont entourés de silences et de ténèbres. Il est probable qu’une sorte de honte saisit Bercy à l’idée de dévoiler le coût énorme de ces emplois à vie, tous avantages additionnés. C’est si peu démocratique. C’est si digne d’une oligarchie bananière. Le secret évidemment encourage toutes les fausses informations: chaque avantage qu’on révèle en suppose mille autres qu’on ignore et mille autres qu’on invente – ce qui alimente les «fake news», c’est moins la sottise populaire que l’opacité des privilèges. Les «gilets jaunes» savent, en tout cas, qu’au moment où l’État est surendetté et ruiné, un groupe de chanceux, dont on peut discuter l’ampleur, vit confortablement sans crainte du chômage ni du lendemain, peut demander un emprunt à la banque ou aller chez le dentiste sans état d’âme.

C’est sans doute d’un mouvement salutaire qu’Emmanuel Macron s’était saisi de la question du statut des cheminots, lequel représente l’un des exemples du corporatisme français. L’idée était bonne, mais il aurait fallu commencer par le haut! L’autorité ne peut pas décider de priver le système de certains avantages indus, sans commencer par s’en priver elle-même. C’est le b.a.-ba du commandement. Faute de quoi, on court à l’échec. Et dans le cas précis, s’étend encore la guerre des classes.

Certaines mesures ont été prises dans ce sens, traduisant bien la volonté du pouvoir en place. J’ai constaté personnellement, à ma grande satisfaction, que dans les premiers mois après l’élection présidentielle il avait été donné ordre de supprimer l’abonnement SNCF gratuit à vie (en première classe, naturellement) pour les parlementaires honoraires – exemple d’un avantage injustifié et injuste qui ne doit pas être indolore à la nation. Encore un effort, Monsieur le Président!

Les samedis à la figure révolutionnaire auxquels nous assistons depuis deux mois racontent la fureur d’une population qui voit lever d’énormes impôts pour financer des corporatismes. Alors que les impôts devraient servir, comme dans tous les pays alentour, à financer les services publics, ici devenus indigents à force de surendettement. La revendication de démocratie n’est pas seulement liée au référendum d’initiative citoyenne, mais à la suppression des privilèges.

L’élite commence à comprendre que c’est elle-même qui est mise en cause, non dans son autorité, mais dans ses passe-droits

C’est probablement en partie pour cette raison que l’élite française est si réservée devant cette révolte – et en privé, si méprisante. Elle commence à comprendre que c’est elle-même qui est mise en cause, non dans son autorité, mais dans ses passe-droits. Tu trembles, carcasse! Aux premiers jours du conflit, et pour l’enterrer dans l’œuf, elle avait commencé à proposer quelques allocations supplémentaires: on se rappelle un responsable politique annonçant que dans certaines écoles on servirait un petit déjeuner aux enfants… pathétique! Les occupants des ronds-points sont des gens qui travaillent et ne veulent pas mendier. Ils demandent juste que l’argent des impôts soit utilisé au bon endroit.

Notre élite, depuis qu’elle a abandonné le marxisme, ne porte plus le peuple aux nues et même ne le défend plus guère. Elle ne voit plus en lui une foule d’opprimés portant l’avenir du monde, mais une population de «petits Blancs», de poujadistes revanchards et frustes, plus proches de l’électorat Le Pen que du glorieux prolétariat d’antan. D’où sa réserve. Il est aujourd’hui savoureux de voir les médias les plus à gauche prendre le parti de l’Ordre. Les clivages idéologiques périmés ont été remplacés par des antagonismes de classe. Le malheur est que si les premiers portent au moins des convictions, les seconds sont carrément répugnants. Il nous faudrait au plus tôt une nuit du 4 Août. Ce serait la vraie réponse aux «gilets jaunes».

Chantal Delsol pour Le Figaro Premium

* De l’Institut. « La démocratie dans l’adversité et les démocraties illibérales », enquête internationale codirigée par Chantal Delsol et Giulio De Liglio, paraîtra en mai aux Éditions du Cerf.

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