Les bureaucrates auront-ils notre peau ?

Voici la version intégrale d’un article de fond de Géraldine Wœssner et Beatrice Parrino publié dans le magazine Le Point. Il traite du monstre bureaucratique qu’est devenu l’Etat français et particulièrement les services de santé.

Le Covid-19 révèle les invraisemblables lourdeurs de notre administration. Comment ce pachyderme va peser sur le déconfinement et la relance de l’économie.

Fin mars, dans un département de l’Hexagone, les services de l’État sont sur les dents : ils ne trouvent pas de gel hydroalcoolique. Pharmacies, médecins, Ehpad… Même les hôpitaux en manquent ! Les fonctionnaires de l’Agence régionale de santé (ARS) sonnent à toutes les portes. Sauf une : celle des pompiers. 

Pourtant, nous avions pu fabriquer 300 litres avec des ingrédients retrouvés dans nos stocks, raconte l’un d’eux, encore effaré par cet imbroglio. Mais, comme l’ARS considère que les pompiers ne relèvent pas des autorités sanitaires mais de l’ordre public, donc du préfet, [ses agents] ont l’interdiction de s’adresser à nous. On n’a donc pas pu les prévenir !

Vous avez dit absurde ? Depuis que le virus s’est déclaré en France, et plus encore depuis que le pays s’est claquemuré dans un strict confinement, l’extraordinaire dévouement des personnels hospitaliers – mais aussi de leur base arrière de fonctionnaires, de travailleurs et d’élus qui assurent au quotidien le fonctionnement du pays – se heurte à des lourdeurs et au mur des 400 000 normes produites au fil des ans par une administration obèse, qu’un essaim de cellules de crise mises en place dans l’urgence, au sommet de l’État, s’efforce de contourner. Sans stratégie, hélas : pris de court par l’ampleur inattendue de la vague, le gouvernement paraît avoir manqué d’anticipation et s’efforce de répondre au jour le jour aux pénuries de masques, de tests, de respirateurs, dans une improvisation foisonnante qui sidère les démocraties asiatiques comme nos voisins allemands, lesquels ont su, très tôt, définir un plan, s’y tenir et y adapter leur logistique. Et, alors que les temps de guerre réclament souplesse intellectuelle et agilité, le poids écrasant de nos structures complexes entrave les meilleures volontés. « Il faut un commandement unifié et moins de bureaucratie », martèle dans les médias l’ancien directeur général de la Santé William Dab, constatant que, pour l’instant, les seules mesures efficaces dans la lutte contre le coronavirus ont été portées par la population elle-même, qui accepte le confinement.

À la tête du réseau de grandes villes France urbaine, le maire de Toulouse Jean-Luc Moudenc souligne ce paradoxe :

La bureaucratie est à la fois un stock formidable de compétences et un monstre de lourdeurs et d’habitudes qui gênent l’adaptation aux situations imprévues.

Ces blocages, Le Point en a découvert dans toute la France, grippant l’activité de l’ensemble des secteurs vitaux du pays. Certains ont été levés en un temps record, grâce à la mobilisation inédite d’un gouvernement passé en mode « combat ». Mais d’autres ont entraîné des retards tels « qu’on leur doit probablement des morts », enrage le maire d’une grande ville, également médecin, auquel l’ARS a longtemps interdit de faire tester le personnel des Ehpad, avant de changer de doctrine. Plongée dans ces lourdeurs qui révèlent nos démons, à la fois au cœur et à la tête du pays.

« Des machines à cracher de la norme ! »

« Que voulez-vous que je vous dise ? Rien ne va. Il n’y a pas de pilote dans l’avion ! » Au téléphone, ce directeur général des services d’une métropole du Sud-Ouest semble au bout du rouleau. Depuis plus d’un mois, il se débat pour faire appliquer sur le terrain les consignes régulièrement annoncées, en grande pompe, par le gouvernement à la télévision. Mais tout coince.

« Autant je suis admiratif de la capacité de l’État à produire en temps record des ordonnances relativement bien rédigées, autant il y a sur le terrain un manque d’opérationnalité incroyable. (…) On me demande des bénévoles pour soutenir les Ehpad, du matériel, des masques. Je débrouille tout, j’appelle, et personne ne me répond. Et au bout de quatre jours, on me balance un mail avec des circulaires inopérantes. Ces gens sont des machines à cracher de la norme ! »

À la cellule interministérielle de crise installée dans les sous-sols du ministère de l’Intérieur, comme dans celles du ministère de la Santé, de Bercy, des Transports, chaque conseiller mobilisé de l’aube jusque tard dans la nuit en a une conscience aiguë. « Tous les jours, on nettoie des normes », confie un responsable, enseveli quotidiennement sous les récriminations. Les ordonnances adoptées en urgence ont entraîné la publication de dizaines de décrets, suspendant ou allégeant le droit existant. Mais, sur le terrain, des blocages s’accumulent. Un problème juridique, par exemple, empêche les départements de fournir aux mairies la liste des bénéficiaires de l’allocation personnalisée d’autonomie, que touchent 700 000 personnes âgées dépendantes à domicile, auxquelles personnes ne peut donc tenter de venir en aide ! Une équipe de juristes y travaillent d’arrache-pied. Jérôme Guedj, chargé d’une mission contre l’isolement des personnes âgées en période de confinement , est confiant : « Finalement on va y arriver, car Olivier Véran a tout de suite soutenu cette proposition pour brusquer les cloisonnements. » Certains recteurs, sans consignes claires, ont refusé d’accueillir dans les écoles les enfants de personnels que d’autres académies acceptaient. Comment résoudre la sous-activité de La Poste ? Gérer les excès de zèle d’inspecteurs du travail tatillons ?

« Au début, nous avons rencontré beaucoup de difficultés, rapporte un représentant de la Fédération du commerce et de la grande distribution. Les inspecteurs du travail imaginaient leurs propres règles, demandaient 2 mètres de distance, le port de masque obligatoire pour tous, salariés et clients… »

Chaque cas remonte directement au cabinet de la ministre du Travail, qui s’efforce d’éteindre les incendies. Au ministère de l’Intérieur, on tente de retenir le zèle des préfets, qui multiplient les arrêtés contraignants, ou celui des gendarmes qui continuent de verbaliser, n’étant pas toujours au courant des derniers changements de règles. « C’est un essaim, nous déminons une crise par heure … » Sur le front économique, l’administration est « vraiment réactive », affirment au Point plusieurs interlocuteurs. Qui enchaînent aussitôt :

Le problème est plutôt sur le plan sanitaire. On gère la pénurie, mais la stratégie d’ensemble est illisible.

Nouvelle doctrine

« Il n’y a pas de stratégie ! Le gouvernement n’a aucune vision, il ne fait que s’adapter à la pénurie », tempête le député centriste Olivier Becht, affolé de voir arriver le 11 mai et la date supposée du déconfinement, sans aucune garantie. Son département du Haut-Rhin a été le premier frappé par la vague.

J’ai vu des fonctionnaires englués dans leurs habitudes, totalement tétanisés. Et le flou continue ! Combien de masques aurons-nous le 4 mai, puisqu’il va falloir les distribuer ? Pour qui ? Combien de tests ?

Lui-même a créé une société d’économie mixte, avec d’autres élus, le Crédit mutuel et la Banque des territoires, pour acheter 3 millions de tests sérologiques, qui devraient permettre d’identifier les personnes immunisées contre le virus.

Ils ne sont pas encore validés par les centres de référence, mais, si on attend qu’ils le soient, ce sera comme pour les masques : d’autres auront déjà tout raflé. Je ne comprends pas que l’État ne fasse pas la même chose. Acheter du non valable, c’est un risque économique à 100 millions d’euros. Mais trois semaines de perdues et un confinement prolongé, c’est un coût de 100 milliards pour l’économie !

Si Taïwan, la Corée du Sud, Hongkong, le Japon, l’Allemagne ont très tôt adopté une stratégie assumée de dépistage massif, qui permet de détecter les cas, même asymptomatiques, de coronavirus et de les isoler, la France s’y est longtemps refusée, s’accrochant à sa stratégie de ne tester que les cas graves, les soignants et les populations fragiles. Une « folie » pour nombre d’acteurs de terrain : « Nous n’avions pas confiance dans les chiffres de décès donnés dans les Ehpad », raconte le député de Seine-et-Marne Jean-Louis Thiériot, qui entreprend alors de faire sa propre enquête.

J’apprends par des indiscrétions qu’il y aurait 8 morts dans un établissement de Tournan-en-Brie. L’Agence régionale de santé a nié, parlé de “rumeurs”, et n’a admis qu’un mort. La semaine suivante, on apprenait qu’en réalité il y avait eu 17 décès !

À Matignon, on se justifie ainsi :

En Île-de-France et dans le Grand Est, à un moment, les soignants nous l’ont dit : “On n’a plus le temps de tester.” Et 55 % de nos Ehpad sont Covid-négatifs. On ne va quand même pas leur apporter le virus !

Annoncée le 6 avril par le chef de l’État, la nouvelle doctrine consistant à généraliser les tests dans les Ehpad peine à se mettre en place : dans de nombreux départements, comme l’Indre-et-Loire, elle ne concerne que 10 % des établissements. « Le processus nécessite une organisation précise », justifie l’ARS du Centre-Val-de-Loire. Logistique, autorisations, fournitures des tests, la pénurie de réactifs et d’écouvillons pour les prélèvements rendrait tout élargissement difficile. « C’est invraisemblable », fulmine le président du Syndicat des biologistes, François Blanchecotte, qui s’est battu des semaines durant pour que soient élargies les capacités de tests du pays. Car, en la matière, la France aurait pu frapper beaucoup plus fort, et beaucoup plus vite, en mobilisant les laboratoires de génétique ou de recherche, ainsi que les 75 laboratoires publics départementaux vétérinaires, équipés de machines « ouvertes » performantes et ne dépendant pas, comme celles des hôpitaux, du seul réactif de leur fabricant. Dès le 15 mars, les acteurs de l’analyse vétérinaire informent le directeur général de la Santé, Jérôme Salomon, qu’ils sont capables de réaliser, sous un délai de quinze jours, entre 150 000 et 300 000 tests par semaine. Personne ne leur répond…

En France, depuis une loi de 2013, les laboratoires de biologie médicale vétérinaire n’ont pas le droit de toucher le moindre prélèvement issu d’un corps humain, et inversement. L’Académie de médecine a beau souligner publiquement l’absurdité de la chose, « les fabricants de tests diagnostiques à grande échelle accrédités pour les coronaviroses animales » offrant strictement les mêmes « garanties de sécurité sanitaire » que les autres, rien n’y fait. Le gouvernement ne lèvera les restrictions que le 5 avril. Entre-temps, d’importants stocks de réactifs disponibles seront vendus à l’Italie ou à l’Allemagne, qui n’ont jamais opposé biologies humaine et animale.

Par corporatisme, les biologistes en santé humaine ont bloqué jusqu’au bout

s’emporte un élu de Rhône-Alpes, contraint pendant des semaines d’envoyer ses tests à Paris faute de capacités dans son département. Et qui grince :

Mais, pendant qu’on perdait tout ce temps, les hôpitaux publics ont obtenu des fonds pour acheter leurs propres machines. Alors qu’un audit est en cours pour recenser les capacités de tests sur le territoire, on flambe l’argent public !

Jérôme Salomon, c’est un médecin de santé publique. La biologie, il s’en fout complètement,

tranche François Blanchecotte. Il a fallu attendre le 7 mars pour qu’un arrêté permette aux laboratoires privés de faire des prélèvements. Selon notre décompte, la France réalise en ce moment 250 000 tests par semaine. » Quand l’Allemagne en réalise déjà plus de 700 000 et prévoit d’atteindre fin avril 200 000 tests par jour ! « L’Allemagne a concentré ses laboratoires et travaille sur de grandes zones, avec de grosses machines moléculaires. La France a toujours considéré que c’était trop cher. On s’est privés de ces technologies d’avenir. Eux roulent en Rolls-Royce, nous, on reste en 2-CV. »

L’effarante guerre des masques

Dans un pays champion des prélèvements obligatoires, où les dépenses de la Sécurité sociale pèsent près de 600 milliards d’euros (près de la moitié des dépenses publiques), la faiblesse de la croissance depuis vingt ans a contraint les gouvernements successifs à des économies de bouts de chandelle pour maintenir le niveau des prestations.

Les masques chirurgicaux ? « Trop chers », ont répondu en 2013 les hauts fonctionnaires du secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale, qui dépend de Matignon. La décision de ne pas renouveler les stocks stratégiques nationaux et de s’appuyer sur les importations a laissé les réserves exsangues : 110 millions de masques seulement étaient disponibles au début de la crise.

J’ai beaucoup de respect pour vos experts scientifiques, mais des études ont prouvé l’efficacité du masque pour bloquer le virus dans la relation soignant-soigné. Je ne vois pas en quoi un postillon reçu dans le métro serait moins dangereux que celui reçu à l’hôpital…

Pour Antoine Flahault, épidémiologiste et professeur de santé publique à l’université de Genève, l’insistance du gouvernement à marteler, depuis le début de la crise, que le port du masque par la population générale « ne sert à rien » défie à ce point le bon sens qu’il n’y voit qu’une explication : « On gère la pénurie. » Mais ensuite ? Dès le début du mois de mars, la réquisition des stocks dispersés sur le territoire est organisée, et une cellule interministérielle de crise est créée au ministère de la Santé, qui charge l’opérateur Santé publique France de passer des commandes. En masse : « Depuis le 30 janvier, 25 contrats ont été signés et 2,25 milliards de masques commandés », détaille la directrice générale de l’agence Geneviève Chêne. Sauf que les masques n’arrivent pas. Le 20 avril, seuls 85 millions d’unités avaient effectivement rejoint le territoire ! Alors que les masques commandés par plusieurs collectivités locales, à nouveau autorisées depuis le 23 mars à en importer, atterrissent sur le tarmac.

La raison, elle est simple, s’exclame un collaborateur d’élu : il sont nuls !

Il faut dire que l’agence Santé publique France, issue de la fusion en 2016 de plusieurs organismes, n’est pas précisément un modèle de souplesse et accumule les erreurs. Dans le choix des entreprises, d’abord :

« Au début, les gouvernements se sont rués sur leurs fournisseurs habituels, déjà en règle avec le certificat CE, explique Dirk Van Lear, fabricant de masques belge installé en Chine depuis quarante ans. Du coup, ils ont eu des dates de livraison à l’été ! Les autres entreprises, qui fournissent les hôpitaux asiatiques, n’ont été sollicitées que bien plus tard, et elles ont eu toutes les peines du monde à obtenir le certificat CE. Il y avait 7 bureaux différents en Europe, les papiers n’étaient jamais les bons… »

Le 13 mars, la Commission européenne assouplit enfin la règle du marquage CE. Mais la France reste gênée par ses règles de commande publique. Matignon s’en inquiète aussitôt :

On a très tôt donné la consigne de s’asseoir sur le Code des marchés publics,qui interdit de payer plus de 5 % à la commande, explique un proche conseiller d’Édouard Philippe. On a payé jusqu’à 30 % ! Mais on parle d’argent public. Dans une telle jungle, avec des centaines d’intermédiaires véreux, on ne peut pas se permettre d’envoyer valdinguer toutes les garanties. »

Le problème, c’est que

personne n’accepte des paiements à trente jours, s’esclaffe Dirk Van Lear. Vous imaginez ? On ne connaît pas 80 % de nos clients, et la Terre entière veut des masques. On demande au minimum 75 % d’avance, et rien ne quitte la Chine sans avoir été entièrement payé. »

Une donnée que les acheteurs de certaines collectivités locales intègrent rapidement. Car, au même moment, la distribution des masques réquisitionnés par l’État connaît des ratés. Les stocks sont livrés au mauvais endroit, les professionnels ne les trouvent pas… Le 23 mars, le gouvernement rétropédale et autorise à nouveau les entités publiques et privées à en importer. Dans la région Grand Est, une petite équipe passe trois jours à sélectionner, avec le concours de la DGSI, un intermédiaire fiable, qui accepte d’activer ses réseaux chinois et avance même l’argent pour les acheteurs publics. Les services du ministère, l’apprenant, chipent ses coordonnées et passent leur propre commande… Avant que le préfet ne rafle tout en faisant intervenir l’armée, le 5 avril, sur le tarmac de l’aéroport de Bâle-Mulhouse-Fribourg.

C’est dingue ! La collectivité a fait tout le travail. Puis le ministère est arrivé, a piqué notre boulot et notre cargaison ! »

La cellule interministérielle de crise assume : « Les soignants sont prioritaires. Si c’était à refaire, on le referait. » L’intermédiaire, choqué d’avoir été « traité comme un bandit », confie avoir vécu « les pires instants » de sa vie. Et il reste consterné d’avoir dû affronter autant d’inertie.

Cela me dépasse, on est vraiment mal équipés. J’ai dû faire la banque pour tout le monde, affréter un A340-300 d’Air France dont on a démonté les sièges parce qu’il n’y a pas de fret régulier. J’ai traité avec la DGTA [Direction générale du transport aérien, NDLR], la Draaf, les douanes, la préfecture, les services de l’ambassade… Et personne ne voulait partager les infos, comme si c’était secret ! J’ai réussi à importer 10 millions de masques. Mais, pour se battre, on a besoin de cartouches !

L’administration ne l’admet toujours pas. « Notre réactivité n’est pas à la hauteur de la crise, déplore Julien Hermann, spécialiste de la vente de matériel médical. Et dans le cas présent, le temps, c’est des morts. »

Feu sur les ARS !

« On se retrouve comme en mai 1940 », peste Jean-Louis Thiériot, qui pointe la lourdeur d’un système de santé traversé de corporatismes et organisé en silos, dans lequel les directives envoyées depuis Paris se perdent et les responsabilités se diluent. « C’est une administration obèse avec des antennes départementales squelettiques », constate un cadre de département. Issues en 2010 de la fusion de plusieurs services pour « rationaliser l’offre de soins », les Agences régionales de santé représentent sur le terrain les tentacules du ministère. Mastodontes administratifs, elles ont repris la main sur la gestion des hôpitaux, avalé les caisses régionales d’assurance-maladie et récupéré la compétence de gestion de crise sanitaire jusqu’alors dévolue aux préfets. Dans les hôpitaux, il faut le souligner,

elles ont formidablement géré la crise, insiste le Dr Vincent Pestre, chef du service de médecine interne et d’infectiologie de l’hôpital d’Avignon. Dès la mi-février, tout était en alerte. Nous avons changé nos services, créé des lits de réanimation, formé les gens, fait des modifications architecturales, tout cela en un temps record ! On a fait en deux semaines ce qu’on n’arrive pas à faire en dix ans. Et l’ARS a fait un travail dantesque de coordination, sur la montée en charge du Samu, l’approvisionnement en médicaments, le transfert de malades, de matériel, le doublement des lignes téléphoniques, l’approvisionnement en masques… Ils ont fait leur boulot en coordonnant tous les acteurs de terrain. C’est remarquable !

À l’extérieur pourtant, les relations avec les élus, voire avec les préfets, sont parfois exécrables :

Ces gens ont une vision purement sanitaire de la crise, avec un prisme unique : l’hôpital public. Les autres dimensions, sociales, économiques… leur échappent totalement. Ils ne comprennent pas que si je ne donne pas de masques aux types qui montent à trois dans un camion-poubelle, ils ne voudront plus y aller et qu’en trois jours ma ville ressemblera à Marseille en pleine Peste noire !

s’indigne un élu du Sud-Ouest, qui plaide pour que les préfets, plus opérationnels, reprennent la main. Car les aberrations s’accumulent. À Colmar, l’ARS du Grand Est a interdit au maire, pour d’obscures raisons, de fournir les chalets permettant aux laboratoires de tester à l’extérieur leurs patients atteints du Covid-19 pour éviter un croisement des flux. À Mulhouse, le préfet a dû intervenir pour convaincre l’agence d’inclure les cliniques privées dans la boucle.

Alors que notre CHU était saturé, elles avaient ouvert 150 lits Covid et des unités de réanimation, mais les fonctionnaires trouvaient que la gestion de crise, c’était une affaire publique, point !

rapporte un élu. Ailleurs, des hôpitaux ont dû remplir d’interminables dossiers pour ouvrir des lits de réanimation. Le directeur de l’ARS du Grand Est sera finalement limogé, après avoir annoncé, au plus fort de la crise, le maintien d’un plan de suppression de 600 postes à l’hôpital de Nancy.

Ces tensions découlent directement de notre organisation extrêmement morcelée », décrypte Frédéric Valletoux, président de la Fédération hospitalière de France et maire LR de Fontainebleau. Dans un Ehpad public, l’ARS se charge de la partie soins, le département finance l’hébergement, la commune gère la compétence immobilière. « L’interpénétration des décideurs rend les circuits de décision extraordinairement complexes. » Un fouillis qui se retrouve au niveau national : le ministère regroupe une Direction de l’offre de soins qui pilote les stratégies hospitalières, une Direction de la cohésion sociale pour le volet médico-social, une Direction générale de la santé, une foule d’agences, l’Assurance-maladie qui a sa propre gouvernance, la Haute Autorité de santé… « Cela rend impossible la définition et la mise en œuvre d’une vraie politique de santé au niveau national. »

Et cela engendre un gaspillage colossal d’argent public : 20 % des dépenses de santé en France, selon l’OCDE, seraient des dépenses inutiles. « Nous n’avons pas besoin de plus de moyens, mais de plus d’intelligence, plaide Frédéric Valletoux. Cette crise montre à quel point les Français considèrent leur système de santé comme un bien commun d’intérêt général. Il faut le préserver. » En osant, enfin, s’attaquer aux rentes :

« Personne n’a jamais eu le courage d’affronter le lobby des syndicats de médecins. Il n’est pas normal que la permanence des soins ne repose plus que sur l’hôpital public, alors que l’ensemble du système est financé par l’impôt. »

Le président du Conseil national d’évaluation des normes, l’ancien ministre du Budget Alain Lambert, caresse le rêve encore plus large d’un coup de balai historique :

Aujourd’hui, chacun découvre que le droit que nous produisons de manière forcenée menace la survie du pays. Des malades sont renvoyés en cours de transfert parce qu’on a oublié un papier… Est-ce qu’on mesure l’incongruité terrible d’un pays qui en est là ? Dans la vie administrative, ce qui n’est pas explicitement autorisé est interdit… Et des fonctionnaires hantés par la crainte d’être poursuivis s’interdisent de faire ce que l’intérêt général leur commande.

La bureaucratie a produit une société de défiance.

Géraldine Wœssner (avec Beatrice Parrino) pour Le Point.

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