Frédéric Beigbeder : haro sur la « cancel culture »

Publié par le 12 Mai, 2021 dans Blog | 1 commentaire

Frédéric Beigbeder : haro sur la « cancel culture »

Ce blog pointe régulièrement le danger mortel du progressisme et dénonce cette idéologie dévastatrice venue des universités américaines qu’est :

la « cancel culture ».

Le quinquennat d’Emmanuel Macron, figure de proue du progressisme, aura d’ailleurs été caractérisé par des atteintes multiples et graves à la liberté d’expression.

Je ne pouvais donc que relayer la tribune vindicative et argumentée de ce trublion de la culture qu’est Frédéric Beigbeder. Une tribune parue dans le dernier numéro du Figaro Magazine et intitulée :

Le délire de censure vient de la « cancel culture »

Malgré sa longueur, je ne suis pas senti le droit de résumer un texte plein et abouti.

Chaque semaine, depuis plus de dix ans, notre chroniqueur littéraire passe en revue l’actualité éditoriale. Il le fait avec son talent inimitable, alternant les enthousiasmes et les éreintements de celui qui aime et qui châtie. Un recueil de cinquante
de ses articles parus dans le « Fig Mag » sort en librairie. Nous publions en exclusivité des extraits de sa longue préface aux allures de plaidoyer pour la liberté.

Le but de l’ouvrage * que vous tenez entre les mains est de dire que la littérature ne doit pas être édulcorée, nettoyée ou purifiée. Les meilleurs livres sont souvent salaces, répugnants, couverts de crachats, obscènes, ils exploitent ce qu’il y a de plus voyeur en nous, ils exposent ce que la société voudrait masquer, ils révèlent la face obscure de notre humanité, ils fabriquent du beau avec du pervers, ils explorent les limites, dépassent les bornes, enfreignent les interdits. Mais surtout : ils se mêlent de ce qui ne les regarde pas. Un bon livre est celui qui ne donne pas de leçons.

Jamais je n’aurais imaginé que mes deux premiers essais sur la littérature, publiés en 2001 et 2011, porteraient des noms extralucides : Dernier inventaire avant liquidation et Premier bilan après l’apocalypse. J’ai commencé ce tome 3 alors que la police montait la garde devant les librairies fermées par le gouvernement de la France. Je vous promets que j’aurais préféré me tromper, pourtant la fin de mon monde est bel et bien arrivée en 2020. Je me croyais pessimiste par esthétisme alors que, bien malgré moi, je pressentais l’avenir. Il y a une ou deux décennies, je décrivais une littérature menacée de mort : désormais elle fut officiellement, de mars à novembre, une activité considérée par l’État comme inessentielle. Bibliothèque de survie est un manuel de combat publié en 2021, dans un monde où la vente des livres a été prohibée par le système biopolitique ; le terme n’est pas de moi mais de Michel Foucault. C’est ainsi qu’il appelle le contrôle par l’État de nos corps (dans Surveiller et punir, 1975). […]

Il faut bien voir les choses en face : la fermeture des librairies françaises par le ministère de la Santé a été l’aboutissement d’un processus de destruction de la littérature entamé bien auparavant.

Le délire de censure est antérieur et profond. Il vient de la cancel culture née du politiquement correct américain, lui-même initié dans les années 1990.

Je dois ici faire un aveu qui va décevoir mes fans : je suis politiquement correct. Décourager la publication de textes sexistes, racistes ou homophobes me semble absolument indispensable. Si je suis dans un dîner et que j’entends un convive traiter quelqu’un de « sale pute », « sale nègre » ou « sale pédé », je vais prendre une chaise et la lui jeter dessus – car avec mes petits poings, j’ai bien peur de n’obtenir aucun résultat. J’ai débuté ma carrière de chroniqueur littéraire au magazine Globe dans les années 1980. J’ai milité contre le racisme publicitaire dans 99 francs en 2000. J’ai filmé un mariage gay avant que cette institution ne soit légalisée en France (L’amour dure trois ans, 2011). J’ai écrit un roman et un film pour combattre le sexisme, le racisme, la transphobie et la pédophilie dans le milieu de la mode (Au secours pardon, 2007, et L’idéal, 2016).

J’ai même été humoriste à la matinale de France Inter durant trois saisons, c’est dire si j’ai donné des gages à la bien-pensance.

Mais je suis aujourd’hui forcé d’admettre que le politiquement correct détruit la liberté d’expression de nombreuses manières, toutes très aimables. Le point commun entre la crise sanitaire et la cancel culture est l’hypersensibilité. Nous sommes entrés dans une ère douillette. Non seulement nous n’acceptons plus d’être malades, mais nous refusons même d’être vexés. Tout le monde s’improvise flic : dans la rue si un passant ne porte pas son masque, et sur Twitter si quelqu’un écrit une phrase qui nous déplaît. Nous critiquons l’État-policier alors que le problème c’est nous : les citoyens policiers. Pourquoi tout le monde est-il devenu si susceptible ?

Pour lutter contre les discriminations, on aboutit à disqualifier des livres à cause du sexe de leur auteur, de son casier judiciaire, de sa date de naissance, de ses origines sociales ou de sa couleur de peau. On finit par exiger l’interdiction d’oeuvres dont l’auteur n’est pas un citoyen exemplaire, ou dont la biographie ne correspond pas au sujet dont il parle, et élaguer les manuscrits comportant des passages susceptibles de froisser une minorité. Certains demandent que l’on cesse d’inviter dans les médias les auteurs avec lesquels ils ne sont pas d’accord ; d’autres se vantent de ne plus lire les oeuvres écrites par des personnes du sexe masculin. L’idée de correction politique était noble, mais elle avait un défaut : elle présupposait que la littérature a une mission, et que celle-ci est d’élever les consciences, de montrer la voie vers un monde meilleur, de dire le bien sans être fasciné par le mal, d’édifier les masses pour les conduire vers un bonheur parfait.

Tel n’est pas du tout son rôle. Comme l’écrit Philippe Sollers dans son dernier livre : « La littérature n’est pas là pour dire le bien. Elle alerte. » (Agent secret, 2021). Aux Pays-Bas, les réseaux sociaux ont reproché à la traductrice néerlandaise d’Amanda Gorman d’être blanche. Devant l’ampleur et la virulence de la polémique, Marieke Lucas Rijneveld a dû renoncer à effectuer ce travail. Ainsi nous entrons dans un monde où les noirs doivent être traduits par des noirs. C’est la négation de l’ouverture. J’avais cru que la littérature servait justement à connaître ce que l’on ne connaît pas. La traductrice ne « s’appropriait » rien : elle essayait de se mettre à la place d’une autre. La seule chose qu’on lui demandait, c’est d’avoir du talent. Un auteur qui parle de ce qu’il ne connaît pas peut être aussi brillant qu’un auteur qui parle de ce qu’il connaît. La littérature doit permettre aux artistes de s’imaginer une autre vie que la leur. C’est une question de curiosité. Chez Rabelais, Panurge dit à Pantagruel qu’il a faim en treize langues, dont le grec, le latin, le basque, et trois langues imaginaires. La littérature est la soif de communiquer avec tout ce qui est étranger. C’est vouloir croquer le monde entier.

Pantagruel

Si l’on défend aux écrivains de parler de la vie des autres et dans leur langue, autant fermer tout de suite les frontières, prohiber les voyages, séparer définitivement les humains les uns des autres. Oups, pardon, c’est exactement ce qui se passe en ce moment.

Des titres sont corrigés (Dix petits nègres deviennent Ils étaient dix), d’autres sont carrément retirés des librairies (les journaux de Matzneff). La Belle au bois dormant est accusée de faire l’apologie du viol, Autant en emporte le vent est considéré comme un roman raciste, tout comme Le Livre de la jungle de Kipling. On reproche à Carmen de mettre en scène un féminicide mais que faire de Combat de nègre et de chiens de Bernard-Marie Koltès (1980) ? Faut-il rebaptiser cette pièce Combat de racisés et de canidés ? Et que dire de Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer de Dany Laferrière (1985), ce premier roman hyper-provocateur de l’académicien d’origine haïtienne, racontant la vie sexuelle débridée d’un jeune noir qui saute des blanches à Montréal en écoutant du jazz pour se venger de l’esclavagisme ? On retire des librairies ou pas ?

L’éditeur de Bruce Wagner lui a demandé de couper le mot « fat ». Il décrivait une personne grosse, il a choisi cet adjectif. On lui a suggéré d’écrire « forte » ou « en surcharge pondérale » mais pas « grosse ». Bruce a quitté sa maison d’édition et publié son dernier livre directement sur internet. Aux États-Unis, des étudiants en lettres, choqués par Gatsby le Magnifique, réclament des trigger warnings (avertissements au lecteur) pour prévenir les personnes sensibles que Tom Buchanan harcèle de façon brutale sa femme Daisy.

Philippe Muray avait raison: « Depuis L’Empire du bien, le bien a empiré »[…] La culture woke (en français traduire « culture ouin- ouin ») milite contre les discriminations raciales, sociales, religieuses et sexuelles. En tant qu’écrivain politiquement correct, je suis hostile à toute forme de racisme mais je sais aussi que le rôle des romans n’est pas de corriger les injustices. En fait, les romans n’ont aucune mission. Le but de la littérature n’est pas la résilience, ni même de réparer les déséquilibres de la société. Scoop : la littérature ne sert à rien qu’à être belle et donner du plaisir au lecteur. Il faudrait appliquer à l’écriture la règle britannique du « never explain, never complain ». Une bonne fiction est celle dont l’auteur n’explique rien et ne passe pas tout son livre à geindre. Faut-il vraiment américaniser les comportements culturels français ? […]

Nous devons mener une lutte cruciale au XXI ème siècle en ne cédant pas sur la liberté des artistes, y compris celle de se tromper et de se salir pour faire de l’or avec la boue. Le prix Renaudot est une activité bénévole qui ne coûte rien aux contribuables français. Ses jurés remettent leur prix à qui ils le veulent et n’ont de compte à rendre à personne (Frédéric Beigbeder est membre du jury du prix Renaudot, qui a été mis en cause par un article du New York Times, NDLR ).

La critique littéraire doit demeurer un art intégralement antidémocratique.  Cela n’a l’air de rien mais il est crucial pour l’avenir de la littérature française que l’art reste une zone incontrôlable par l’Empire du Bien.

Pour résumer ma position en une phrase : j’aime les moralistes, je hais les moralisateurs. Et je me demande pourquoi la gauche a toujours ce problème avec la liberté. Pourquoi les êtres les plus humanistes et progressistes finissent toujours par réclamer la censure, l’effacement, l’interdiction ? J’ai beau me considérer toujours comme un altermondialiste écoresponsable, sur ce point la gauche demeure un mystère pour moi. N’est-il plus possible d’être engagé et démocrate à la fois ?

Dans la pièce d’Eschyle, Les Euménides signifient « Les Bienveillantes » en grec, mais dans la version latine, ces déesses deviennent « Les Furies 》. Qu’ont voulu nous dire les Romains dans leurs sandalettes ? Que la bienveillance rend furax. Les bienveillantes ont des serpents en guise de cheveux et du sang qui coule de leurs yeux. Le message est clair : il faut se méfier de la bienveillance car elle a toujours dégénéré en délire sécuritaire. C’est arrivé par le passé, cela se reproduit en ce moment, et cela continuera dans le futur, tant qu’il y aura des gentils sauveurs de l’humanité qui voudront imposer leur bonté à tous ceux qu’ils auront désigné comme les malveillants. Depuis l’Antiquité, la bienveillance est l’autre visage de l’autoritarisme. Finalement la fermeture des librairies, des théâtres, des cinémas et des discothèques ne fut pas un hasard : par un glissement somme toute logique, la bienveillance sanitaire devenue bien-pensance sécuritaire aboutit à la haine de la liberté de se rassembler, de se serrer la main et de danser, mais aussi de débattre et de réfléchir.

Pour bien appliquer les gestes barrières, il fallait que tout le monde marchât du même pas, il fallait que tout le monde obéît à BFM, il ne fallait pas de discussion, pas de culture, pas d’intelligence, uniquement de la discipline.

Quand il s’agit de sauver des vies, on n’a plus le luxe de douter. Quand il entend le mot culture, le ministre de la Santé sort son revolver, et quand elle entend le mot santé, la ministre de la Culture ferme sa gueule. Même les restaurants sont des endroits de conversation : à proscrire, donc.

– L’hygiénisme n’est pas un humanisme.
– Le précautionnisme est un puritanisme.
– Le néomaccarthysme est un néojansénisme.

On est de retour au début du XVIIe siècle, quand le jansénisme de Port-Royal donnait des leçons de vertu au faste de Louis XIV. Nous faisons face à un retour de la morale protestante hostile à toute fantaisie et tout plaisir, jugé décadent. En réalité, nous vivons une nouvelle version de la guerre de Religion entre les catholiques (français) et les protestants (américains) … en rem- plaçant Dieu par Twitter.

L’hygiène peut être physique (lavez-vous les mains et n’embrassez personne) mais aussi mentale (il sera défendu de penser autrement que le pouvoir, toute incorrection politique est punissable de bannissement médiatique).

La trouille et la susceptibilité des autres nous conduit à accepter les interdits et la censure. Et voilà comment un romancier politiquement correct se révèle, ici même, un chantre de l’incorrection littéraire. Ou alors c’est l’âge, mes origines sociales, ma blancheur de peau et ma masculinité toxique qui ont fini par déterminer mes goûts sans que je m’en aperçoive. […]

Extraits choisis par Jean-René Van der Plaetsen pour Le Figaro Magazine.

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* Bibliothèque de survie, de Frédéric Beigbeder, L’Observatoire, 170 p., 18 €.

 

Une réponse à “Frédéric Beigbeder : haro sur la « cancel culture »”

  1. Meme un « politiquement correct » trouve dangereux le mouvement venant d’amerique visant a detruire la culture occidentale…

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