Le Québécois qui ébranle la bien-pensance (3/3)

Publié par le 11 Mai, 2019 dans Blog | 0 commentaire

Le Québécois qui ébranle la bien-pensance (3/3)

Voici la suite et fin de l’interview donnée par Mathieu Bock-Côté à Valeurs actuelles :

Quel est le rôle du langage dans le politiquement correct ?

Il est fondamental. Certains mots inattendus se glissent dans le vocabulaire, d’abord avec des guillemets, puis les perdent rapidement parce qu’ils se sont normalisés: « cisgenre », « racisé », « afrodescendant ». Lorsque ces mots-là s’imposent, on est obligé de les utiliser sans quoi on se révèle, devant la police diversitaire, comme un dissident potentiel. Ces mots ont un effet ravageur dans la mesure où ils ont moins vocation à traduire le monde dans le langage qu’à faire éclater nos représentations pour que nous ne puissions plus évoquer certaines réalités. Le propre de la novlangue est d’imposer des mots qu’il convient d’adopter très rapidement pour envoyer un signe ostentatoire d’adhésion au régime. Si vous persistez à employer « sexe » au lieu de « genre », à parler d’immigration sans ajouter tout de suite qu’il s’agit d’une richesse, cela suffit à vous rendre suspect.

Il y a un prix à payer pour braver le politiquement correct. Il faut du courage et accepter de traverser une pluie de crachats pour défendre ce que l’on croit juste et vrai, et accepter qu’elle dure longtemps. Ce prix à payer pour marquer un désaccord avec le régime autorise, je crois, à utiliser la catégorie de « dissidents » pour parler de ceux qui luttent contre lui.

Le politiquement correct serait donc un totalitarisme à visage humain ?

Nous sommes dans une démocratie libérale, mais une démocratie libérale qui est en train de perdre le sens de la démocratie et du libéralisme, ce qui est un peu embêtant. C’est-à-dire dans un régime où la liberté de s’exprimer demeure formellement, mais où l’obligation de dire ou de faire devient de plus en plus forte. Cela dit, si nous ne sommes pas en URSS, le climat idéologique qui s’impose de plus en plus dans la vie publique et l’université, les procès politiques et médiatiques contre ceux qui s’opposent aux évolutions du régime ou le mauvais sort réservé à ceux qui nomment certaines réalités qui leur semblent désagréables laissent craindre que le régime diversitaire ne soit pas étranger à une forme de tentation totalitaire.

Quand des Blancs jouent de la musique noire, on crie au néocolonialisme, mais il est normal que des Noirs jouent des personnages de la cour de Marie Stuart. Y a-t-il une bonne et une mauvaise appropriation culturelle ?

Mais bien sûr ! L’appropriation culturelle telle que pensée par nos progressistes, c’est une forme de pillage symbolique des cultures dominées par l’Occident qui va, par exemple, s’approprier tel vêtement ou telle chanson. Par contre, l’appropriation inversée relève dans leur esprit de la transgression progressiste: on va brouiller les codes culturels occidentaux, ce qu’ils appellent « déblanchir la société ». Si la question raciale resurgit dans nos sociétés, ce n’est pas le fait de la droite, mais parce qu’un certain progressisme la réhabilite, croyant par-là dévoiler des oppressions invisibles.

On l’a vu à Montréal avec le cas de Robert Lepage, ce dramaturge québécois qui a monté une pièce de théâtre consacrée à la question de l’esclavage. Ce spectacle a suscité une mobilisation à Montréal de militants racialistes noirs qui l’ont accusé d’appropriation culturelle parce que des Blancs chantaient des chants d’esclaves noirs, en disant: « Vous vous rachetez une bonne conscience blanche en faisant semblant d’embrasser la cause antiraciste, alors que vous bénéficiez vous-mêmes d’un système raciste et exploiteur« .

Eddie George interprète Jules Cesar au festival Shakespeare de Nashville, en 2012. Une entreprise de « déblanchissement » de la société.

On est de ce point de vue dans une sociologie racialiste qui vient abolir les codes élémentaires de l’humanisme. La discrimination raciale, fondamentalement la plus illégitime qui soit, est réhabilitée. Et le paradoxe est que ce racisme anti-Blancs décomplexé n’est jamais décrit comme tel parce qu’il est assimilé à une impossibilité théorique: le racisme serait exclusivement un système d’exploitation mis en place par les Blancs, pour dominer les catégories minoritaires. On est donc dans cette espèce de paradoxe où un Blanc, universaliste, humaniste, mais qui ne croit pas à la théorie du racisme systémique, est néanmoins raciste parce qu’il endosse la logique du racisme systémique en ne la condamnant pas et qu’un chanteur noir comme Nick Conrad, qui hait les Blancs et veut « tue[r] des bébés blancs », n’est pas, lui, raciste, parce qu’il ne fait qu’exprimer une forme de système de défense contre le racisme qu’il a lui-même subi.

Le progressisme ne se tire-t-il pas une balle dans le pied en réintroduisant cette notion foncièrement antiprogressiste qu’est le racisme ?

La logique racialiste, en plus d’être moralement régressive, est sociologiquement stupide. Elle vient abolir les peuples, les nations, les cultures, les religions et les civilisations pour catégoriser les hommes seulement par la couleur de leur peau. Mais un Français n’est pas un Allemand, un Russe n’est pas un Ukrainien, de même qu’un Haïtien n’est pas un Afro-Américain.

Il faut ajouter que cette sociologie ne parvient tout simplement pas à rendre compte des phénomènes sociaux qu’elle prétend éclairer. C’était le cas place de la République, il y a quelques semaines. Quand on a vu des jeunes qui portaient le drapeau algérien – personne n’avait le droit de le mentionner, sinon pour spécifier que ça n’avait aucune signification – s’en prendre à une jeune trans, nos progressistes étaient bien mal en point, parce qu’ils auraient souhaité que les agresseurs aient le profil sociologique des militants de La Manif pour tous. Puisque les agresseurs n’avaient pas l’identité souhaitée, on a décidé de la taire. Mais soyons assurés que si ça avait été une collection de jeunes garçons de Versailles avec des noms à particule, on aurait pris la peine de dénoncer l’homophobie historique de la France qui vire à la transphobie.

Peut-on dire que le déni du réel est consubstantiel au politiquement correct ?

C’est même sa nature ! Ses mécanismes s’activent dès lors que le réel entre en contradiction avec le régime diversitaire. On le voit sur la question du « vivre-ensemble ». Plus les sociétés se décomposent, plus nous chantons avec une espèce de joie artificielle le monde hybride, métissé, recomposé, divers et pluriel. C’est de ce point de vue qu’on peut croire que le politiquement correct va un jour tomber, parce qu’il y a des limites au déni du réel. La question est de savoir dans quel état le politiquement correct va laisser nos sociétés. Irving Kristolle disait justement: le progressisme ne peut pas gagner, mais il peut tous nous faire perdre.

Emmanuel Macron, avec son rapport très « directif » à la liberté de l’information, est-il l’incarnation par excellence du politiquement correct ?

De deux manières. Premièrement, dans sa façon de représenter le combat politique pour les européennes: d’un côté l’empire du Bien, lumineux, qui porte la promesse d’un monde enfin ouvert, et de l’autre côté les forces de la régression, qui nous rappelleraient les-heures-les-plus-sombres-de-notre-temps. En fascisant son adversaire, en passant de la peste brune à la lèpre populiste, une façon comme une autre de représenter la diffusion du discours de l’adversaire sous le signe de la contamination, Macron disqualifie à l’avance la possibilité d’un désaccord.

Deuxièmement, par la notion de fake news, qui est en train de prendre une signification qui est tout autre que celle du bobard classique, pour devenir de plus en plus une manière de disqualifier des interprétations du réel qui sont en contradiction avec l’idéologie diversitaire. Ainsi, relevait de la fake news le fait de mentionner que le pacte de Marrakech posait les bases d’un droit international à la migration. Mais quelle fake news ?

Ça n’a pas pris trois mois pour que le pape François s’en inspire pour demander de reconnaître le droit à la migration tel que pensé dans le cadre du pacte de Marrakech !

Il y a désormais un réel officiellement certifié. Il y a la version autorisée du réel et ce qui s’en éloigne sera désormais classé sous le signe de la fake news. Permettons-nous néanmoins de voir comment le système médiatique engendre souvent un autre genre de fausses nouvelles. Un exemple tout récent venu de Montréal: dans le cadre du débat sur la laïcité, une manifestation antiraciste rassemble des gens qui crient « Allahu akbar ». Et on nous dit dans certains journaux: « Cette manifestation s’est tenue sous le signe d’un militantisme joyeux et féministe. » On peut dire « Allahu akbar »tant qu’on veut, mais je n’avais pas l’impression que c’était un cri de ralliement féministe …

Lorsque, par exemple, dans le quartier de la Chapelle-Pajol à Paris, des femmes ne peuvent plus se promener, le discours médiatique, c’est de signaler la « présence massive d’hommes ». Mais quels hommes exactement ? « Des hommes. » Le fait de nier qu’on était dans un choc de cultures, le fait d’occulter le sens de ce qui entre en contradiction avec l’idée comme quoi la diversité est une richesse, est-ce que ça n’est pas une forme originale de fake news ?

Le politiquement correct ne répugne pas non plus aux amalgames, comme Marlène Schiappa, dans Valeurs actuelles, comparant La Manif pour tous et les terroristes islamistes.

C’était une assimilation odieuse. Le récit progressiste ordonne « pas d’amalgame », mais, au même moment, opère l’amalgame le plus effrayant pour disqualifier toute forme de conservatisme. Mais plus encore qu’avec Marlène Schiappa, cela s’est révélé après l’attentat abject d’Orlando, commis, en juin 2016, dans une boîte de nuit gay. Certains espéraient que l’assassin soit d’extrême droite, mais il avait prêté allégeance à Dae’ch. Immédiatement, le dispositif médiatique s’est mis en place pour dire « pas d’amalgame, il n’y a aucun lien entre islam et islamisme », mais a pris la peine d’ajouter que cet attentat serait révélateur de l’homophobie présente tant dans le christianisme et le judaïsme que dans l’islam. Donc, pour ne pas faire d’amalgame entre islam et islamisme, on fait l’amalgame entre islam, christianisme et judaïsme …

Je n’utiliserais pa le terme fake news, mais c’est très certainement la manipulation du sens d’un événement par une machine de propagande pour le traduire dans son propre système idéologique.

La déclaration de Marlène Schiappa ne révèle-t-elle pas la tentation de criminaliser l’opinion dissidente ?

Sans le moindre doute. Certains progressistes voudraient bien expulser juridiquement leurs adversaires de la vie publique. ce qui n’est pas surprenant dans la mesure où, pendant des années, ils ont réduit leur pensée à une série de phobies, qu’il fallait combattre comme tout autant de manifestations d’une forme d’intolérance congénitale. Je pense que la prochaine étape suscitée par cette peur du régime diversitaire devant la montée du conservatisme ou du populisme sera d’étendre le domaine de la criminalisation de la pensée, de renoncer à convaincre et de préférer contraindre.

Dans le pacte de Marrakech, il était écrit noir sur blanc qu’il fallait cesser le financement public des organes de presse qui défendent le racisme et la discrimination: sachant l définition que le politiquement correct donne du racisme ou de la discrimination, c’est un appel explicite à faire taire tous ceux qui critiquent le multiculturalisme ou l’immigration massive.

Cette idée de limiter la liberté de la presse au nom de la défense du progressisme n’est-elle pas en train d’accoucher d’autres démocraties illibérales, paradoxalement au nom de la défense des valeurs libérales ?

Nous sommes devant une trahison de la démocratie libérale effectuée paradoxalement au nom de son parachèvement. Voilà pourquoi, dans mon livre précédent, je disais de notre époque qu’elle accouchait d’un nouveau régime, masqué par l’apparente continuité institutionnelle de nos sociétés. Ce nouveau régime a remplacé le libéralisme par le progressisme: le premier accepte la pluralité des points de vue sur la cité, alors que le second prétend monopoliser le sens de l’histoire et nous y entraîner qu’on le veuille ou non, en assimilant ceux qui lui résistent à autant d’obstacles sur le chemin de l’émancipation de l’humanité.

Quand on est devant des gens qui veulent restreindre les libertés publiques et étendre sans cesse le domaine de la criminalisation de la parole publique, qui considèrent que le gouvernement des juges doit se substituer à la souveraineté parlementaire, qui estiment qu’il faut rééduquer la population pour l’amener à se convertir à la diversité, je ne vois rien de libéral là-dedans. Si la démocratie libérale abolit la diversité politique et intellectuelle et la possibilité d’un débat véritable entre plusieurs options pour nous convertir de force, au nom du sens de l’histoire, à l’utopie diversitaire, vous me permettrez de la trouver difficilement reconnaissable.

Pourquoi la droite a-t-elle à ce point intériorisé le politiquement correct ?

Une bonne partie de la droite rêve de se faire reconnaître comme respectable par la gauche. Inconsciemment, elle vit dans le désir de se faire dire par la gauche:« Vous savez, mon cher ami, vous n’êtes pas si à droite que ça. » Ce qui suppose de se distancier régulièrement de son propre camp pour montrer qu’on ne lui ressemble pas. De même, la droite est hantée par la peur de se faire extrême-droitiser. Alors sa position politique ne peut être que décevante: elle accepte le sens de l’histoire que fixe la gauche, pour ensuite simplement demander qu’on ralentisse le rythme; cette droite, qui est souvent une forme de gauche pâle, ou de gauche au ralenti, demande d’aller dans la même direction que la gauche, mais en boitant un peu. Elle peine à assumer son propre rapport au monde: le rapport de la permanence, de l’enracinement, de la verticalité, de la transmission, pour réussir à penser un progrès qui respecte les aspirations éternelles du coeur humain.

Il y a eu de bonnes nouvelles récemment, parmi lesquelles la désignation de François-Xavier Bellamy. S’il peut devenir, au terme de cette campagne, une figure politique nationale, ce sera une bonne chose, et pour la droite, et pour la France. De même, j’ai grande estime pour le travail intellectuel d’un Bruno Retailleau. Bellamy comme Retailleau prennent au sérieux la question civilisationnelle. C’est essentiel. Et au-delà de la seule droite, il vaut la peine de noter la véritable ébullition intellectuelle de ce qu’on appellera au sens large la pensée conservatrice.

Ce qui manque au renouveau conservateur en France pour l’instant, n’est-ce pas celui ou celle qui sera capable de l’incarner ?

Toute idée politique a besoin d’une incarnation. C’est dans la mesure où quelqu’un arrive à faire la synthèse entre un tempérament, un caractère et une doctrine qu’une idée peut véritablement progresser dans l’espace public. Plus encore en France où la quête de l’homme providentiel est dans l’ADN national. Cette capacité d’incarnation viendra avec la capacité à rompre avec le politiquement correct, à ne pas céder après la campagne de démolition qu’il ne manquera pas de lancer. Un homme confirme sa valeur politique, aujourd’hui, en montrant qu’il sait ne pas céder devant la charge du parti médiatique et en montrant aussi qu’il sait transgresser intelligemment les grands interdits idéologiques. Devant le politiquement correct, le courage intellectuel, le courage politique, le courage médiatique restent les meilleures armes possible.

La multiplication d’intellectuels courageux dégage un espace du pensable, pour une parole affranchie, désinhibée. Mais il faut accepter que la politique est conflictuelle, que si nous espérons le respect, l’admiration, la tendresse de nos adversaires, nous nous mettons sous leur joug. Il faut accepter l’idée que ceux que nous combattons ne nous aiment pas, qu’ils cherchent à en finir politiquement avec nous et nous entêter malgré tout à mesure que nous sommes convaincus au fond de nous-mêmes de servir une juste cause, celle de la renaissance de nos pays respectifs et de notre civilisation.

Propos recueillis par Anne-Laure Debaecker et Laurent Dandrieu pour Valeurs actuelles.

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