La Russie, une puissance de premier plan

Publié par le 24 Nov, 2019 dans Blog | 0 commentaire

La Russie, une puissance de premier plan

Après l’Aigle était aussi un phénix, et Poutine, vu par les Russes, voici un troisième article extrait du dossier consacré à la Russie par le Spectacle du Monde et publié par Valeurs actuelles.

Ce troisième volet porte sur la politique étrangère de Vladimir Poutine, pourfendue par les médias français, mais qui a pourtant fait ses preuves en faisant du président russe un acteur majeur du conflit en Syrie et dans toute la région.

L’Occident peut-il se prévaloir des mêmes résultats au Moyen-Orient ?

Fiodor Loukianov, rédacteur en chef de Russia in Global Affairs, professeur-chercheur à l’Ecole des hautes études en sciences économiques, est l’un des meilleurs spécialistes de la Russie contemporaine. Il nous éclaire sur la vision dynamique utilisée par Vladimir Poutine

Fiodor Loukianov

« La Russie est en train de traverser l’une des périodes les plus difficiles de son histoire. Pour la première fois peut-être depuis deux cents, trois cents ans, notre pays risque dangereusement de devenir un pays de second, voire de troisième plan. » Cet avertissement fut lancé il y a exactement vingt ans. Le 30 décembre 1999, un article de Vladimir Poutine, Premier ministre à l’époque, intitulé «  La Russie à l’aube du nouveau millénaire » (« Russia at the Turn of the Millennium ») paraissait dans un journal moscovite et peignait un tableau du monde et de la Russie qui, depuis le début des années 1990, était en proie à une profonde crise socio-économique et politique. Cette citation arrivait en conclusion et faisait office d’appel à l’action pour l’avenir.

À la sortie de cet article, tout le monde ignorait encore que le président Boris Eltsine allait présenter sa démission anticipée le lendemain. Personne n’imaginait non plus que l’auteur de l’article allait devenir chef de l’État par intérim et occuper ce poste pendant les deux décennies suivantes. En d’autres termes, cette publication devenait le plan d’action que le nouveau dirigeant russe allait suivre pendant de nombreuses années.

Vingt ans plus tard, Poutine peut tout à fait arguer qu’il a accompli la mission qu’il s’était fixée. La politique étrangère russe peut être analysée de différentes manières. Certains l’admirent, d’autres s’y opposent, parfois avec force, mais personne ne peut remettre en question le fait que la Russie est aujourd’hui une puissance mondiale de premier plan exerçant une influence certaine sur la scène internationale.

La véritable collision politique qu’est en train de vivre le pays n’étant pas encore achevée, il est pour l’instant impossible d’analyser de manière impartiale les vingt années qui viennent de s’écouler. Cette partie de l’histoire n’en est pas moins intéressante à étudier et il est toujours possible de se pencher sur les moyens qu’a utilisés Poutine pour réaliser l’objectif annoncé et faire à nouveau figurer la Russie parmi les grandes puissances mondiales.

Premièrement, force et stabilité de l’État. En arrivant au pouvoir, Poutine a hérité d’un système de gouvernance en décrépitude. Un système dysfonctionnel en termes de sécurité et d’intégrité, également du point de vue économique. En plus de remettre l’administration en ordre de marche et d’en assurer une gestion élémentaire, Poutine insista très tôt sur le besoin pour la Russie d’exploiter au maximum un avantage compétitif non négligeable: ses ressources. Dans le contexte de « nouvelle économie » du début des années 2000 où les intérêts montaient en flèche, nombre de critiques considéraient cette approche obsolète. Malgré tout, Poutine restait convaincu qu’une base de ressources n’en resterait pas moins un élément inaliénable du développement pendant de nombreuses années et la Russie avait d’importantes réserves disponibles. Il s’attendait en outre à ce que, en dépit de la mondialisation et de l’interdépendance, la concurrence entre les États se poursuive et s’intensifie, bien que sous des formes différentes.

La dette sous Eltsine limitait l’indépendance de la politique étrangère

Deuxièmement, indépendance financière et accumulation des ressources. Pour commencer, le nouveau président exhorta le gouvernement à accélérer le remboursement de la dette. La dépendance envers les créanciers avait augmenté sous Gorbatchev et Eltsine, limitant ainsi la politique étrangère russe. En 2003, le pays avait pratiquement remboursé la totalité de sa dette et n’a depuis jamais été confronté à un problème similaire. Cette décision était controversée ; nombreux étaient ceux qui avançaient qu’il n’y avait pas urgence, que les versements pouvaient être échelonnés dans le temps et que les fonds libérés seraient plus judicieusement investis dans l’économie. Mais Poutine restait convaincu que renforcer la souveraineté de la Russie était la priorité absolue.

Les années suivantes, le gouvernement mit en oeuvre une politique budgétaire prudente et axée sur l’accumulation des ressources. Cette tactique s’attira également les foudres de nombreuses critiques, qui accusaient le gouvernement de « geler » d’importantes ressources d’investissement. Pour autant, Poutine était déterminé à accumuler pour protéger son pays. Cette stratégie permit à la Russie de traverser la crise financière de 2008 sans trop de perturbations puis de s’adapter à une longue crise causée par les sanctions après 2014.

Troisièmement, prise de conscience précoce du fait que les institutions internationales créées au cours des périodes précédentes ne fonctionneraient pas dans le nouvel environnement. Cette réalisation fut la conséquence de la décision des États-Unis de se retirer du traité ABM [antimissile balistique, NDLR], en 2002. À l’époque, les relations avec Washington étaient plutôt constructives et la réaction de la Russie fut relativement mesurée. Mais il devint clair bien plus tard que c’est à cet instant précis que le pouvoir russe décida d’accroître son arsenal nucléaire.

Les tentatives de réviser les règles en vigueur dans le cadre de l’émergence d’un « nouvel ordre mondial libéral », en particulier celles concernant  la définition classique de la souveraineté sous prétexte de nouvelles approches humanitaires, furent accueillies avec une méfiance croissante du côté russe. Les anciennes règles ne pouvaient être sauvées, mais la Russie ne croyait pas en ces nouveaux postulats et se révéla être mieux préparée lorsque ces derniers atteignirent leurs limites.

Poutine développe les capacités de réaction aux changements

Quatrièmement, se concentrer sur la réaction plutôt que sur une planification à long terme. L’Occident a l’habitude d’attribuer à Poutine quelque talent de stratège avisé, mais sa principale qualité est tout autre. Il ne croit tout simplement pas à la planification à long terme et va même jusqu’à trouver cette approche dénuée de sens dans un contexte de transition générale et de rapides mutations. Il est bien plus important de développer sa capacité à réagir instantanément aux changements et à détecter de nouvelles opportunités ainsi qu’un talent pour identifier les erreurs commises par les autres et les exploiter. Ces réactions sont souvent considérées comme d’astucieux coups « hybrides », mais, la plupart du temps, il s’agit en réalité d’identifications opportunes de niches émergentes.

Cinquièmement, conviction que la puissance militaire restera l’instrument principal. Dans les années 2000, en Russie, les nouvelles catégories de pouvoir telles que le « soft power », le pouvoir « civil », économique, lié à l’innovation, etc., firent l’objet de nombreuses discussions. Dans toutes ces catégories, la Russie accusait un retard important par rapport à ses pairs. Mais son analyse générale restait purement réaliste: la puissance militaire était la clé, il en avait toujours été ainsi et il en serait toujours ainsi. Cette position fut également qualifiée d’anachronique, mais le temps prouva que la puissance militaire n’était pas obsolète et allait au contraire gagner en pertinence. Les capacités militaires de la Russie ont énormément augmenté entre 2008, date d’entrée en vigueur de la réforme militaire, et 2015, au lancement des opérations militaires russes en Syrie.

Sixièmement, politique étrangère libre de toute idéologie figée, souplesse diplomatique et rejet des alliances au profit d’associations ad hoc. Sous Poutine, la politique russe a jusqu’à présent été libre de toute forme d’idéologie. Bien qu’il y ait eu quelques tentatives pour formuler des lignes idéologiques et déterminer les valeurs du pays, aucune n’aboutit à quoi que ce soit. Pour sa politique étrangère, la Russie a cherché à s’éloigner de plus en plus de toute prescription idéologique au profit d’approches purement pragmatiques. À cet égard, la Russie post-soviétique est en opposition frappante avec les États-Unis et l’Union européenne, qui ont adopté une politique idéologique axée sur certaines valeurs après la guerre froide. En de rares occasions, des principes idéologiques ont commencé à jouer un rôle plus important en politique (comme pour le concept de monde russe, en 2014-2015), mais le résultat a toujours été négatif.

Cette absence d’idéologie a permis de former très librement différents types de partenariats considérés de plus en plus souvent comme des groupes d’affinité créés pour résoudre des problèmes concrets. Le cas de la Syrie (et d’autres opérations au Moyen-Orient) témoigne visiblement du fait qu’avec une attitude flexible et en choisissant très librement ses partenaires il est possible d’avoir une politique hautement efficace. Mais la flexibilité est limitée par une réserve importante aux yeux de Poutine: un partenaire de longue date ne peut être « lâché », peu importe sa réputation ou le nombre de problèmes que l’on s’impose en lui assurant un soutien. Bien que l’obstination russe ait initialement semblé jouer en sa défaveur, cette approche a permis à la Russie de se retrouver aujourd’hui dans une position plus avantageuse que celle des États-Unis qui ont tourné le dos à leurs fidèles alliés (pendant le printemps arabe, par exemple).

Voici donc un résumé des succès de la politique étrangère russe sous Vladimir Poutine. Il ne faut pour autant pas oublier un point important. Le paradigme décrit ci-dessus était précisément adapté à l’objectif décrit par Poutine dans son article de la fin de l’année 1999, à savoir: survie et redressement. Ces objectifs ont dans l’ensemble été atteints au milieu des années 2010. Un nouveau chapitre s’ouvre aujourd’hui, celui de la consolidation des positions et du développement qualitatif. Il nécessitera de profonds ajustements, car les conditions comme les objectifs ont changé. La politique étrangère de la prochaine décennie sera de nouveau axée sur la survie. Cependant, il ne s’agira plus simplement de surmonter un dysfonctionnement interne, il faudra également survivre dans un environnement externe agressif et instable. Il sera question de développer le pays lui-même ainsi que sa position sur l’échiquier international.

Après la guerre froide, la Russie a dû prouver, à elle-même ainsi qu’aux autres, que l’effondrement de 1991 était accidentel plutôt que naturel. Cette ère est aujourd’hui révolue. De nombreuses théories logiques, y compris celles concernant ses pays voisins, ne survivront pas. Bien qu’elle semblait quasi inévitable dans les premières années après l’arrivée de Poutine au pouvoir, la fragile alternative « européenne » ou « occidentale » s’éloigne également. Mais il faudra à nouveau chercher comment la Russie pourra trouver sa place dans le club des pays « de premier plan » que Poutine voulait intégrer dès 1999. Le monde issu de la mondialisation libérale, dominé par le principe du « moi d’abord » grâce à Trump, présuppose un degré de responsabilité bien plus élevé de la part de chaque pays et chaque dirigeant pour son avenir. La Russie ne fait pas exception.

Fiodor Loukianov pour Le Spectacles du Monde et Valeurs actuelles.

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